- ÉPHÉMÈRE (ARCHITECTURE)
- ÉPHÉMÈRE (ARCHITECTURE)L’architecture éphémère n’est apparue que récemment dans le champ de l’histoire de l’art. Les historiens ne se préoccupaient autrefois que des réalisations durables. Ils étaient tributaires en cela des théoriciens classiques pour lesquels l’art de l’architecte a, par excellence, vocation à l’éternité, son but premier étant de faire passer à la postérité la gloire du mécène. Bâtir pour un jour a donc quelque chose de choquant: Sully condamne dans les Royales Œconomies d’Estat ces «magnificences qui s’écoulent incontinent de l’usage et de la mémoire». Pourtant, cette pratique est attestée aux époques et dans les sociétés les plus diverses comme une des constantes de la culture.Au même titre que l’architecture non bâtie, l’architecture éphémère nous paraît former un genre distinct au sein de la création architecturale. On la définira moins d’après le laps de temps qui lui est accordé et qui peut varier de quelques heures à quelques années que d’après les intentions de ses créateurs. Deux points sont alors essentiels. Le premier est l’absence d’impératifs de solidité, d’où le choix de matériaux périssables et de techniques de construction propres. Le second serait paradoxalement l’opposition au provisoire: l’architecture éphémère n’est pas un pis-aller en attendant autre chose, c’est une structure qui existe pour elle-même, le temps que quelque chose se passe. Elle apparaît alors comme fondamentalement liée à la fête, c’est-à-dire à la fois au rituel et au ludique. C’est ce que nous nous efforcerons de montrer à travers les grands moments de l’histoire de chaque type.Les historiens des fêtes ont d’abord indiqué l’ancrage primitif, rituel et dépourvu de finalités esthétiques, d’une pratique dont le développement dans l’Occident moderne coïncide avec l’intervention de l’architecte. Les travaux des historiens de l’architecture sont plus récents et monographiques. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’étude d’ensemble sur la question. Nous ne pourrons donc que poser quelques jalons dans un domaine fort peu exploré encore: le domaine des rapports – de complémentarité ou de rivalité – entre l’architecture éphémère et l’architecture durable.Architecture éphémère et temps d’exceptionHuttes rituellesDans le monde gréco-romain, lors de certaines fêtes à caractère initiatique (fête des Dioscures à Élatée, fête de Déméter et Perséphone, bacchanales, fêtes des frères arvales à Rome...), banquets, danses et cérémonies rituelles avaient lieu sous des huttes de roseaux construites à cette occasion et détruites aussitôt la fête finie. Pour la fête des Tentes, les rites mosaïques exigent que chaque famille construise une hutte – sur le toit de la maison, par exemple –, et y vive tout le temps de la fête. Les commentateurs modernes rattachent cette fête d’automne aux cérémonies rituelles marquant les vendanges et la nouvelle année chez les peuples sémites occidentaux. Ces constructions éphémères apparaissent donc liées aux «rites de passage», de renaissance et de renouvellement, bien connus des ethnologues. Pour ces peuples urbanisés ou semi-urbanisés, dotés d’une architecture plus durable et élaborée, la hutte primitive représente un souvenir des premiers ancêtres. Y vivre, c’est séjourner dans le temps mythique, favoriser l’«éternel retour» au point de départ et à la pureté originelle, mais aussi délimiter une aire sacrée hors de l’espace profane.Comme cette anti-architecture, l’architecture éphémère restera longtemps liée au contexte de la fête dans ses définitions les plus larges: la célébration du sacré, l’opposition au monde profane, ou simplement la rupture avec le quotidien.Pyramides et catafalquesPour la religion romaine, c’est au moment où le corps disparaît dans les flammes qu’a lieu le passage du défunt dans l’au-delà et, dans le cas du héros ou de l’empereur divinisé, sa glorification. À partir d’Auguste, le bûcher funéraire impérial devient une véritable architecture. Les descriptions et les revers des médailles commémoratives permettent d’en restituer les grandes lignes. Il s’agissait d’une pyramide en bois à étages, où les ordres superposés encadraient des niches contenant des statues. Des festons de draperie et une décoration végétale complétaient l’ornementation. Le tout était surmonté d’un bige ou d’un quadrige symbolisant l’apothéose du nouveau dieu.À partir de la seconde moitié du XVIe siècle, un double phénomène marque l’histoire des structures funéraires éphémères. L’idée d’apothéose antique connaît un revival dans les traités d’«archéologues» comme T. Porcacchi (Funerali antichi , 1574), et les théoriciens catholiques comme le père Ménestrier (Des pompes funèbres , 1683) y voient un des modes d’exaltation du héros chrétien. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les services funèbres des grands se multiplient donc dans les principales villes de leur pays et aussi dans les pays amis. L’autre phénomène est l’intervention des artistes: le catafalque, jusque-là simple objet rituel, devient également une œuvre d’art, dont le dessin est généralement confié à un architecte, surtout en Italie. Les formes architecturales et le décor doivent y tenir un discours en deux temps: triomphe de la mort sur les vanités du monde, triomphe du héros, à qui vertus et hauts faits acquièrent l’immortalité.Selon l’usage que le père Ménestrier qualifie de «gothique» et qui a encore cours dans la première moitié du XVIe siècle, le catafalque comporte au-dessus de l’estrade un toit à deux pentes soutenu par des montants de bois et garni de «herses» porte-cierges. L’usage nouveau multiplie flambeaux, pots à feu et cassolettes, et utilise les formes antiques liées à l’apothéose et au triomphe: pyramide, arc de triomphe, obélisque, colonne de victoire. Deux formules sont en rivalité. La première dérive de l’espèce de lit à baldaquin de la tradition médiévale. Le cercueil est placé sous un édicule formant arc, haut baldaquin sur colonnes, ou tempietto . La «chapelle ardente» conçue par Vredeman de Vries pour Charles Quint à Bruxelles en 1558 en est le prototype. Des piliers carrés supportent un entablement, et sur le toit du baldaquin s’élève une pyramide à trois étages. Les immenses herses de flambeaux forment encore l’essentiel de la structure. Mais à Rome, en 1572, pour Sigismond II Auguste de Pologne, le catafalque est devenu une véritable architecture inspirée du mausolée d’Halicarnasse tel que le reconstituait la Renaissance, à la fois temple rectangulaire à colonnes et arc de triomphe, que domine une haute pyramide à rangées de cierges. À Florence, en 1574, Buontalenti dessine pour le premier grand-duc de Toscane une sorte de tabernacle où quatre termes-pleurants soutiennent un entablement agrémenté d’énormes volutes inversées et une coupole pyramidale à degrés. Dans la dernière décennie du XVIe siècle se définit à Rome le type du tempietto rond ou polygonal, à coupole ou à pyramide (C. Rainaldi pour Alexandre Farnèse, 1589, D. Fontana pour Sixte Quint, 1591). Cette formule traversera, avec d’innombrables variations, tout le XVIIe siècle, et c’est encore à elle que se réfère Challe en 1774 pour Louis XV, en plaçant le sarcophage sous un arc de triomphe surmonté d’une colonne de victoire.Dans la formule rivale, on trouve une urne ou un sarcophage au sommet d’un étagement de degrés et de socles, sans baldaquin. Elle apparaît à Florence avec le catafalque de Vasari pour Michel-Ange à Saint-Laurent, en 1564. Par allusion aux mausolées de Rome, il était composé de trois étages en gradins et s’achevait par une pyramide portant une urne à son sommet. Au Gesù, en 1639, pour le service funèbre à la mémoire des bienfaiteurs de la Compagnie, Andrea Sacchi reprend cette solution et la combine avec quatre obélisques chargés de flambeaux aux angles de la plate-forme inférieure, disposition souvent reprise à Rome par la suite. L’un des chefs-d’œuvre du parti sans édicule est la pyramide du duc de Beaufort par Bernin en 1669.À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, les décorateurs français adoptent tour à tour les deux formules. En 1672, à l’Oratoire, Lebrun introduit dans la «grande machine» à l’italienne du chancelier Séguier la formule française du sarcophage porté par des pleurants et l’idée d’une pyramide de lumières suspendue à la voûte mais que quatre anges semblent soutenir.Métamorphoses de l’édifice et de la villeL’apothéose du demi-dieu a lieu dans une église métamorphosée par un décor de tentures, de flambeaux, d’emblèmes funèbres, de peintures et d’armoiries, qui aboutit au XVIIe siècle, à Rome et à Paris, à la dissimulation complète de la structure. Pour les grandes cérémonies du rituel politico-religieux, l’église est de même «déguisée», notamment au moyen de corps d’architecture rapportés. Pour le baptême de Filippo de’ Medici en 1577, l’intérieur du baptistère de Florence reçut un décor maniériste à colonnes et niches en bois et toile peinte, avec statues de stuc, conçu par Buontalenti. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le sacre des rois de France à Reims a lieu au milieu d’un décor classique masquant la nef et transformant la cathédrale en un vaste théâtre.Dans la Rome du XVIIe siècle, deux types de cérémonies exigent la pose d’une architecture éphémère (ou teatro ) à l’intérieur de l’église. À Saint-Pierre, lors des canonisations, G. Rainaldi (1610), P. Guidotti (1622)... entourent la croisée et l’abside d’un portique à arcades, portant statues, peintures, inscriptions et candélabres, devant lequel se déploient des gradins pour les spectateurs. En 1625 et 1629, Bernin préfère aux arcades ouvertes des entrecolonnements chargés de tableaux. Un apparato de ce type masque nef et abside pour l’«adoration de quarante heures» à Saint-Laurent-en-Damase (Pierre de Cortone, 1633) ou à la chapelle Pauline (Bernin, vers 1669). Mais pour les quarante heures au Gesù, C. Rainaldi (1650) puis le père Pozzo (1685, 1695) travestissent l’église en temple de Salomon, en palais des noces de Cana, en fontaine monumentale, grâce à une débauche de toiles peintes. L’église devient un théâtre dont la scène occupe le chœur.Les façades sont également métamorphosées par un décor architectural postiche. La pratique est constante à Florence sous le principat: les façades inachevées de la cathédrale (noces de Ferdinand Ier, 1589, etc.,) et de Saint-Laurent (service funèbre de Philippe II, 1598, etc.,) sont alors complétées pour un jour à l’aide de bois, de toile peinte, de statues de plâtre. Pour le baptême de Filippo au Baptistère en 1577, la porte du Paradis fut agrémentée d’un portique triomphal rappelant l’arc de Constantin. À Rome, Saint-Jacques-des-Espagnols est transformé par Antonio del Grande en «mausolée antique», de style hyperbaroque, pour le service funèbre de Philippe IV (1665); les événements politiques français suscitent des décors architecturaux bourrés de statues et de tableaux sur les façades de Saint-Louis-des-Français (1666) et de la Trinité-des-Monts (1685, 1687). Au XVIIIe siècle, le goût néo-classique déguise à son tour les façades, comme à Saint-Thomas de Strasbourg, dont le portail gothique disparaît derrière un grand portique à quatre colonnes pour la pompe funèbre du maréchal de Saxe (1777).Ce processus de «masque» a de profondes racines rituelles, évidentes dans le cas du service funèbre, par exemple. Mais ce qui le caractérise à partir de la Renaissance, c’est l’intervention de l’artiste. On lui confie désormais le soin de marquer la manifestation du sacré dans le monde quotidien, par la transfiguration du lieu.La ville parcourue par l’objet sacré transporté en procession, ou par la personne sacrée accompagnée en cortège, se métamorphose de même. La coutume le plus généralement répandue à travers l’Europe et repérée très tôt consistait à recouvrir entièrement les murs, le long de la via sacra , par des tentures, des tapisseries, des feuillages, et à tendre des draps formant ciel entre les maisons. Ce décor est apparu d’abord pour la fête du Corpus Christi . Au milieu du XIVe siècle, il passe dans l’entrée royale française. À la même époque apparaissent, à la fois dans les fêtes liturgiques et les entrées royales, des représentations théâtrales sur des échafauds dressés aux carrefours. C’est dans ce rituel de la fête de célébration urbaine qu’intervient l’architecte à partir de la Renaissance.Ses services sont requis pour trois types de travaux. Au point de départ est construite une loge d’honneur, appelée aussi «théâtre», où le Corpus Christi , la relique ou le roi, est montré en gloire au peuple. À cette catégorie appartiennent, par exemple, la scena en demi-cercle préparée devant la cathédrale lors de la translation des reliques de saint Placide à Messine en 1583, ou les salles royales dressées en face de la porte de ville pour les entrées à Rouen (1550, 1596), à Nantes (1551): constructions de bois couvertes en terrasse, à deux étages, le second formant loggia, et escalier d’apparat extérieur à double entrée. Au point d’aboutissement, on aménage un reposoir pour la relique ou l’ostensoir, ou un logis pour le roi. Dans ce dernier cas, il peut s’agir soit de la transformation provisoire d’un bâtiment existant en vue des divertissements (banquet, bal, théâtre) qui lui seront offerts, soit de la construction d’un bâtiment éphémère indépendant.Entre les deux points, certains bâtiments civils ou religieux situés sur le parcours du cortège reçoivent une façade postiche, comme le palais Ricasoli à Florence pour les noces princières de 1565 (Vasari). À Lyon en 1548, à Paris en 1549, d’immenses peintures dissimulent en certains points la ville réelle et offrent des vues en trompe l’œil sur des cités imaginaires. Mais, surtout, les représentations théâtrales et les tableaux vivants fixes (sur échafauds) ou mobiles (sur chars) tendent, à partir du début du XVIe siècle, à être remplacés par des monuments éphémères: arcs de triomphe, fontaines monumentales, pyramides, obélisques, colonnes gravées, sur lesquels statues, tableaux et inscriptions se partagent le discours de glorification. C’est pour l’entrée de Léon X à Florence, en 1515, qu’a été déployé systématiquement pour la première fois tout cet appareil à l’antique qui fait surgir une cité idéale d’un jour le long de la voie triomphale tracée au milieu de la ville réelle. Les corps de feu d’artifice ont connu une évolution semblable, quoique plus tardive. À partir du début du XVIIe siècle, les machineries à automates sont dédaignées au profit de structures monumentales pour lesquelles on fera appel aux plus grands architectes, comme Le Lorrain à Rome par exemple (1745-1748).La Révolution redonne vie au rituel de la fête commémorative urbaine, affaibli à la fin de l’Ancien Régime. Mais on privilégie désormais le grand rassemblement populaire sur une place aux abords de la ville: c’est là que s’élèvent de préférence les édifices qui, par leur style, et leurs types, sont chargés de suggérer la résurrection d’Athènes démocratique ou de Rome républicaine (par exemple, le «grand cirque» du Champ-de-Mars pour la fête de la Fédération).Divertissements privésAu XVe siècle déjà, et de plus en plus par la suite, l’événement politique fournit l’occasion de prolonger la fête publique par une fête privée, dans un lieu réservé au prince et à sa cour. La pratique déjà ancienne de transformer une portion de rue devant le palais en lice pour les tournois est renouvelée à Paris en 1549 et 1559 par l’intervention de Philibert de L’Orme. Celui-ci imagine, pour orner la porte du palais des Tournelles et barrer la rue Saint-Antoine, une série d’édifices éphémères alliant un arc de triomphe pour l’entrée des jouteurs à une loggia pour les spectateurs. Héritières lointaines du pavillon de fête de Ptolémée II à Alexandrie, des salles couvertes destinées au banquet, au bal et à la comédie sont aménagées dans la ville (comme le théâtre construit en 1513 au Capitole) ou à proximité. Lors des fêtes du camp du Drap d’or en 1520, le célèbre palais anglais de brique, bois, toile peinte et verre, relié au château de Guisnes par un passage couvert, était centré sur une salle de banquet.Il faut compter parmi les plus importantes créations architecturales de la fin du XVIIIe siècle en France les grandes salles de bal et de festin inspirées des basiliques antiques qu’élevèrent à Paris, en 1770, Chalgrin et Victor Louis pour les bals offerts par les ambassadeurs à l’occasion du mariage du futur Louis XVI et, en 1782, Moreau le Jeune pour le festin offert au roi par la ville en l’honneur de la naissance du dauphin. C’étaient d’immenses salles rectangulaires entourées d’une colonnade, derrière laquelle étaient établis des gradins et un promenoir au rez-de-chaussée, une galerie à mi-hauteur, et agrémentées de petits salons et de cabinets annexes. La salle de Pierre Adrien Paris pour les États généraux de 1789 en sera le prolongement direct.Dans les jardins des châteaux français, la construction de maisons de bois et de pavillons de verdure à l’occasion des fêtes faisait partie des usages de cour. Léonard de Vinci a donné des dessins pour des fêtes à Amboise. En 1668, pour la paix d’Aix-la-Chapelle, les fêtes de Versailles se déroulent dans trois salles au plan très élaboré, à décor de verdure et de treillage, élevées aux intersections des grandes allées du parc par Gissey, Le Vau et Vigarani. Avant l’achèvement de l’Opéra de Gabriel (1770), il n’y eut à Versailles que des salles de spectacle éphémères, comme celle qu’aménagèrent les Slodtz dans le manège couvert de la Grande Écurie pour le mariage du dauphin en 1745. Et même après 1770, les Menus Plaisirs continuèrent à établir des théâtres provisoires dans les résidences royales, à Marly par exemple (P. A. Paris, 1779). Cette longue réticence des rois de France rappelle étrangement celle que les Romains éprouvèrent des siècles durant pour la construction de théâtres permanents. Ceux-ci étaient interdits par la loi et il n’y eut à Rome que des théâtres en bois élevés par divers mécènes à l’occasion de fêtes publiques, avant le théâtre permanent établi par Pompée en 55 avant J.-C., sous prétexte d’un temple à Vénus.Au Moyen Âge, la représentation des mystères était liée d’abord aux grandes cérémonies religieuses, puis politiques. Elle nécessitait des dispositifs éphémères dans (ou devant) l’église, puis sur les places de la ville. Les spectacles et les divertissements privés organisés dans des buts financiers sont apparus d’abord dans ce cadre. En se référant souvent à l’exemple antique, on commence, dès la fin du XVe siècle, à édifier sur des places ou dans des cours des théâtres provisoires en bois pour y représenter des moralités ou des mystères à l’occasion de telle ou telle fête publique, puis en se passant de ce prétexte. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le goût du divertissement suscite de nouvelles entreprises de spéculation sur les droits d’entrée dans des bâtiments légers construits à cet effet, comme les vauxhalls. La mode en passa de Londres à Paris, en 1767, avec le petit vauxhall de l’artificier J.-B. Torré. L’immense Colisée de l’architecte Le Camus (1769) fut une des grandes entreprises architecturales de l’époque; des cafés, des salons, un cirque se greffaient sur une salle de bal centrale en rotonde. Construit en matériaux périssables, il ne connut qu’une trop brève existence pour répondre aux espoirs de la société de spéculateurs qui l’avait fait bâtir. De même, la plupart des chalets, théâtres, dioramas, bals, cafés-concerts, etc., qui se multiplient aux abords des grandes villes au XIXe siècle sont des bâtiments légers, éphémères comme la mode et les plaisirs.Foires, expositionsComme le théâtre, la foire est, à l’origine, greffée sur la fête: les exemples antiques et médiévaux abondent. Dans ce domaine, l’intervention de l’architecte fut tardive, mais spectaculaire. L’un des plus beaux exemples est fourni par la foire de l’Ascension à Venise, qui se tenait quinze jours durant sur la place Saint-Marc. L’enceinte ne fut aménagée qu’au XVIIIe siècle, les boutiques étant regroupées sous un portique de bois. En 1777 enfin, B. Maccaruzzi conçut un grand édifice de forme elliptique, à double portique de serliennes, divisé en quatre secteurs par quatre portes ornées de statues. L’ensemble, en bois et carton-pâte, était démontable et récupérable.Les grandes expositions nationales puis universelles de l’ère industrielle ont toujours été présentées par leurs promoteurs comme des fêtes: apothéoses du commerce et de l’industrie, du progrès, de la paix, de l’Homo faber . Elles sont organisées à l’occasion de fêtes commémoratives (fêtes de la République française en 1798, en 1889), ou accompagnées de fêtes spéciales (projets de Horeau en 1851 et de Couder en 1867 pour des fêtes de la paix), ou encore se donnent à elles-mêmes ce statut: Osaka 1970 était présentée par Kenzo Tange comme une «fête des idées». La référence festive est renforcée par le caractère plus ou moins éphémère de la totalité ou d’une partie des bâtiments. À partir du Crystal Palace de Londres (J. Paxton, 1851), le métal apparaît comme le matériau idéal pour d’immenses halls d’exposition qui peuvent être démontés rapidement et dont les éléments peuvent être récupérés et utilisés pour d’autres besoins. Aussi voit-on des architectes et des ingénieurs opposer aux projets de «palais» permanents en pierre des solutions éphémères de ce type. C’est le cas d’Hector Horeau, de 1849 à 1867. Dans les grandes expositions-villages du XIXe siècle, autour des bâtiments destinés à demeurer une fois la fête finie, on voit se multiplier les «pavillons» éphémères, thématiques ou nationaux. Le sommet de la prolifération fut atteint à Paris en 1900, avec le triomphe du néo-rococo de plâtre (palais de l’Électricité, des Arts déco, etc.) et l’apparition d’une véritable ville le long de la Seine, sur l’esplanade des Invalides et au Champ-de-Mars. Au XXe siècle, où l’horreur de l’«inutile» s’est considérablement accrue, un des principaux points étudiés dans l’organisation des grandes expositions internationales (Bruxelles, 1958; Montréal, 1967; Osaka, 1970; Séville, 1992) a été la possibilité de conserver le maximum de pavillons et de les affecter à diverses fonctions urbaines.Huttes rituelles (bis)La notion d’éphémère joue un rôle important dans les préoccupations des architectes futurologues, qui l’étendent même à des villes entières pouvant se faire et se défaire par agglomération et dispersion d’éléments mobiles (Dissolving City, Instant City, du groupe Archigram, par exemple). Deux possibilités s’offrent à la recherche: les structures démontables ou dégonflables. Le jeu de Meccano, la tente de nomade et la montgolfière sont les grands archétypes sur lesquels travaillent les imaginations. Nos huttes rituelles ont elles aussi trouvé une postérité. La «cabane de vacances» ou la «maison dans les arbres», en Allemagne, la maison et le village de loisirs «à brûler après usage», de Guy Rottier, utilisent des matériaux bon marché et périssables (bois, carton, plâtre) pour créer de nouveau une anti-architecture établie en marge de la civilisation urbaine et en réaction contre elle, où les citadins, retranchés du monde quotidien, pourront se livrer à des rites nouveaux.Architecture éphémère et architecture durableL’éphémère comme terrain d’expérienceL’architecture éphémère a donc représenté pendant des siècles une part importante de l’activité artistique. Le manque de temps pouvait parfois imposer des solutions rapides, et l’architecte se contentait de copier une œuvre existante, comme le fit par exemple Fontana pour le catafalque tempietto de Sixte Quint à Rome en 1591 en reprenant le dessin d’un de ses propres tabernacles. On pouvait aussi réemployer des éléments démontables, de bois ou de plâtre, déjà utilisés dans de précédentes occasions. Le cas est attesté à maintes reprises à Florence sous les grands-ducs. Le Cours d’architecture de J. F. Blondel (1771-1777) recommande fort cette pratique et suggère la création de magasins et d’ateliers spéciaux pour conserver corps d’architecture, décors figurés, etc., et en former un fonds constamment disponible.Mais si l’étude des structures éphémères s’impose depuis quelque temps à l’historien de l’architecture, c’est en raison de leur fréquente qualité d’invention et de leur valeur expérimentale: cette pratique permettait, en effet, aux architectes de faire des essais et des propositions grandeur nature et in situ . L’un des cas les plus significatifs est celui de la pose de la première pierre de l’église Sainte-Geneviève (futur Panthéon) à Paris, en 1764. Pour pousser le roi et les donateurs éventuels à soutenir l’opération, Soufflot, architecte chargé du bâtiment, exécuta en collaboration avec le peintre Demachy une maquette grandeur nature de son projet, en moellons, plâtre, charpente et toiles peintes sur châssis. Après quoi, Demachy peignit une vue de la cérémonie qui donne au bâtiment l’apparence du vrai, comme si les parties peintes sur toile en trompe l’œil avaient été exécutées en trois dimensions.Dès le XVIe siècle, et de façon systématique à partir du XVIIe, une vue, le plus souvent gravée, qui escamote le trompe-l’œil et l’aspect provisoire, accompagne l’architecture éphémère, l’assimile à une architecture véritable et lui offre la survie dont les amateurs, comme Vasari en 1565, la jugeaient souvent digne. Ainsi avons-nous conservé un grand nombre de fort intéressantes «propositions». Quelques exemples pris au hasard suffiront à en témoigner. En 1587, Buontalenti fit démolir la façade de la cathédrale de Florence, commencée au XIVe siècle et restée inachevée, pour la remplacer par une façade moderne. Mais, en 1589, pour les noces de Ferdinand Ier, il n’avait pas encore pu donner suite à cette affaire; un des membres de l’équipe d’artistes chargée de la reconstruction exécuta donc une façade éphémère correspondant au projet de style michelangélesque alors étudié, et qui ne fut jamais réalisé. De même en 1610, pour la canonisation de Charles Borromée, la façade postiche posée par Girolamo Rainaldi sur Saint-Pierre représentait une solution michelangélesque dans le débat qui devait s’achever en 1614 avec la façade de Maderno. À Rome, à partir de 1590 et tout au long du XVIIe siècle, on érigeait pour les Possessi pontificaux un arc de triomphe de bois et de stuc au sommet de l’escalier du Capitole. Tous sont connus par des gravures. Sur certaines d’entre elles, l’arc encadre admirablement la statue équestre de Marc Aurèle. L’idée d’une réalisation durable, qui aurait fort bien complété l’ensemble monumental, a certainement traversé toute l’époque. La proposition la plus nette est celle de Carlo Rainaldi, gravée par Falda (1670), où l’architecte a pris soin d’adapter son style à celui du reste de la place.Lorsque les architectes atteignaient leur but, la proposition était acceptée pour une réalisation durable. Un exemple précoce est fourni par l’arc d’Alphonse Ier d’Aragon au Castel Nuovo de Naples, terminé en 1466. Le dessin du musée Boymans, qu’on a longtemps pris pour un dessin préliminaire, s’est révélé être celui d’un arc servant de frons scenae pour tournois et comédies lors de fêtes en 1446-1447 et qui a évidemment servi de modèle. En 1650, Carlo Rainaldi présenta pour l’apparato des quarante heures au Gesù un temple de Salomon, sur le modèle duquel il construisit six ans plus tard Santa Maria in Campitelli. Dans ces deux cas, la structure éphémère qui a précédé l’édifice rend compte non seulement des étapes de l’invention mais aussi de la métaphore qui la sous-tend. De même, le projet de De Wailly pour l’achèvement du Panthéon (1797) prévoyait la transposition en structure durable de la colonnade libre du temple de l’Immortalité élevé pour les fêtes de 1794.Inversement, certains partis stylistiques allant à l’encontre du goût dominant ou certaines solutions techniques audacieuses ont pu être acceptés plus facilement pour des architectures temporaires que pour des bâtiments durables, comme des expériences ne tirant pas réellement à conséquence. Un bon exemple d’audace de style, impensable en dehors de l’éphémère dans une France foncièrement hostile au baroque européen, est celui du corps du feu d’artifice donné à Versailles le 4 septembre 1729. De même, les lieux de plaisir élevés au XIXe siècle dans les jardins des Champs-Élysées (hippodrome de Rohault de Fleury, bal Mabille, etc.) cherchent à surprendre par les formes et les motifs décoratifs les plus inattendus. Quant aux audaces techniques, il suffit de penser à l’immense filet de mailles d’acier recouvert de verre translucide couvrant le pavillon de la république fédérale d’Allemagne à l’Exposition de 1967 à Montréal.L’éphémère comme styleL’architecture éphémère est peut-être plus intéressante encore lorsqu’elle refuse les règles stylistiques en vigueur dans l’architecture durable pour lui opposer les siennes.Aux XVIe et XVIIe siècles, ce style propre se caractérise par l’importance accordée au décor figuré et emblématique. Loin de rester subordonné à la structure architectonique, celui-ci l’utilise comme un simple support pour le discours visuel dont il est chargé par priorité. On a ainsi des arcs de triomphe-rochers, des catafalques-tiares pontificales, des temples-couronnes... que l’architecture durable ne peut accepter, même dans la Rome baroque. Ce sont les manifestations les plus avancées d’un art qui englobe ceux de l’architecte, du sculpteur, du peintre, du décorateur, et les soumet au primat du dessin. Les rapports avec le décor de théâtre en toiles peintes sont évidemment très étroits.Les choses changent avec le néo-classicisme. La seconde moitié du XVIIIe siècle voit s’affirmer la prépondérance des principes architectoniques. Le décor figuré n’a plus qu’une part réduite, quand il ne disparaît pas purement et simplement. Aux Menus Plaisirs se succèdent un peintre d’histoire spécialiste des compositions architecturales, M. A. Challe, et un architecte de formation, P. A. Paris. Ils représentent bien la double direction dans laquelle s’engage l’architecture éphémère sous Louis XVI et pendant la Révolution. D’une part, elle doit ressembler le plus possible à l’architecture durable: le Cours d’architecture de Blondel proscrit la toile peinte au profit de la menuiserie et du décor en vrai relief. Et, comme elle, elle doit respecter scrupuleusement les règles, on n’y doit plus tolérer aucune licence née de l’«imagination déréglée» d’un ignorant. Mais, d’autre part, elle devient le refuge d’un autre dérèglement, le gigantisme. À un moment où la situation économique puis les troubles politiques réduisent considérablement les possibilités de construction réelle, l’invention architecturale prend un tour mégalomaniaque. L’échappatoire devient alors le «projet de fête publique», un des sujets préférés des concours de l’Académie d’architecture. L’architecture éphémère devient architecture sur le papier et on ne sait plus, devant un dessin comme La Fête des époux du 10 floréal an IV (Carnavalet), par exemple, si l’on a affaire à la représentation d’une structure réellement exécutée, à une vue embellie de la fête, ou à un projet.Les plus belles réussites du genre sont peut-être celles où la place laissée au textile et au végétal fait de l’édifice lui-même une image de l’éphémère. Festons et draperies, verdure, guirlandes de fleurs, mâts hauts et minces qui gardent le souvenir du pin, vélums et oriflammes sont employés tout au long de son histoire, depuis les pyramides funéraires impériales et les arcs de branchages des Romains jusqu’aux tentes, maisons de bois et salles de verdure préparées à Versailles et à Marly par P. A. Paris. L’Ordre françois trouvé dans la nature de Ribart de Chamoust (1776), où une guirlande de fleurs s’enroule en spirale autour du fût des colonnes, n’est que la théorisation d’une pratique qui convenait à merveille à ce type d’architecture et dont elle avait déjà fait grand usage.L’architecture durable semble avoir trouvé là quelque chose à envier à l’éphémère. Rien n’en témoigne mieux que le cas d’Hector Horeau. L’architecture d’un moment est celle qui l’intéresse par prédilection: théâtres portatifs, kiosques de plage, pavillons d’exposition... Il y met au point un vocabulaire «éphémériste» – mâts, vélums, lampions, banderoles, drapeaux, guirlandes et vases de fleurs suspendus – qui reparaît dans tous ses projets d’architecture durable. Les sources festives ne sont nulle part plus évidentes que dans son projet de couverture des grands boulevards (1865-1868), où la fonte et le verre jouent le rôle du bois, du stuc et des toiles tendues qui décoraient le pont Notre-Dame pour l’entrée d’Henri II à Paris en 1549. Mais l’architecture durable d’Horeau est restée à l’état de rêveries sur le papier. Peut-être pour avoir voulu confondre la vie quotidienne et le moment d’exception qui rompt avec elle.
Encyclopédie Universelle. 2012.